Depuis près de neuf mois, et rien qu’en disant cela j’ai du mal à y croire, je suis bloqué chez moi pour les mêmes raisons qui ont mis un coup d’arrêt à la marche du monde. Un virus, dont la taille est insignifiante, a réduit à néant des pans entiers de l’économie et de la vie en société et le grand voyageur que je suis a été cloué à la maison, sans possibilité de continuer à sillonner le monde.
Celles et ceux qui me connaissent ou qui me suivent à travers mes pérégrinations savent à quel point cette situation est à des années-lumière de ma vie. Et pourtant, il a bien fallu s’adapter puis s’habituer, aussi incroyable que celui puisse paraître.
Mon dernier grand voyage remonte donc au tout début du mois de mars 2020, une éternité, lorsque je me suis rendu au Maroc, où j’ai failli d’ailleurs rester bloqué, puisque mon retour en France s’est joué à quelques jours près seulement, juste avant que les frontières ne se referment comme les portes d’une prison sur mon existence de baroudeur.
On ne va pas se raconter d’histoire, c’est dur, c’est pénible, surtout lorsqu’on est habitué, comme je le suis, à faire le tour de la terre plusieurs fois par année pour aller à la rencontre des peuples du monde afin de découvrir l’environnement dans lequel ils vivent et parfois survivent. J’en suis désormais réduit à faire le tour de ma maison.
Voyager me manque. L’aventure et l’inconnu d’une nouvelle destination paraissent désormais être profondément enfouies dans les entrailles de mes souvenirs. Mon monde s’est réduit à peau de chagrin, limité par l’encadrement de la fenêtre devant moi.
C’est pourquoi peut-être, que depuis des mois et quelque soit le temps qu’il fasse, je dors la fenêtre ouverte, car ainsi la nuit, je peux laisser mes rêves et mes pensées s’échapper vers des contrées plus ou moins lointaines, leur offrant, à elles au moins, la possibilité de s’évader. Parfois je me réveille en me disant que je suis devenu le prisonnier de mes souvenirs et j’espère simplement ne pas avoir été condamné à perpétuité.
Mais non, malgré ce préambule un peu sombre, je ne veux ni me lamenter, ni entrer dans une quelconque forme de déprime. Malgré la difficulté de la situation, il y a mille et une façons de vivre et de se réjouir de chaque seconde.
Passée la sidération de me retrouver cloîtré, j’ai finalement repris mes voyages, bien qu’ils fussent d’une autre nature. Lorsque je publiais mon ouvrage ‘Voyages Immobiles’ (Editions Astrid Franchet) l’an passé, je ne croyais pas si bien dire d’ailleurs, car l’essentiel de mes ‘vagabonderies’ se déroulent à présent dans ma tête. Depuis des mois, je me suis replongé dans les milliers d’images que j’ai glanées à travers la planète et j’en suis heureux.
J’ai cette mémoire visuelle, vous me direz que c’est logique pour un photographe, de me rappeler de quasiment toutes les photos que je prends et des conditions dans lesquelles je les ai prises. Pourtant il m’arrive encore de découvrir quelques pépites dont j’avais tout oublié, même leur existence. Ces moments au cours desquels j’ouvre un dossier sur mon ordinateur, et retrouve le parfum d’un lieu et la lumière d’un regard, sont de la pure magie et me transportent dans un univers de rêverie et d’extase.
Bien que je sois donc confiné dans cette maison qui m’a vu grandir, il me reste encore la possibilité de me promener dans un rayon de 1km autour de mon domicile. Qu’est-ce qu’un kilomètre devant les centaines de milliers que je parcours chaque année ? Pas grand chose, et pourtant, cette distance insignifiante est devenue mon univers, mon monde et mon terrain de jeu.
Il ne se passe quasiment pas une seule journée sans que j’aille m’enfoncer dans la forêt qui a survécu à l’appétit dévorant de la ville et qui déroule son tapis végétal à quelques centaines de mètres de mon petit nid douillet. Il ne se passe un instant, sans que je ne rêvasse de m’asseoir au bord de l’étang, dans lequel j’ai pêché et dans lequel je me suis baigné lorsque j’étais enfant. Il n’y a pas une seconde, sans que ne j’imaginasse découvrir les mystères d’un lieu que je connais pourtant par cœur.
Si pendant plus de quarante ans, il ne m’a été possible que d’explorer une moitié du lac, l’autre rive restant hors de portée, au tout début du confinement de mars dernier, une passerelle fut jetée entre deux rives qui paraissaient irréconciliables. Soudain, un nouveau monde s’ouvrit à mon regard et depuis, je n’arrête pas d’en découvrir les secrets les mieux gardés.
Alors oui, je ne peux plus voyager au-delà de cette horizon restreint. Oui encore, les odeurs des souks marocains et les couleurs de la Terre de Feu semblent appartenir à une autre vie. Néanmoins, je continue d’en apprendre un peu plus chaque jour sur ce monde, mon monde, dont j’avais tendance à oublier la force et le caractère, et dont les couleurs, les senteurs et les vibrations n’ont rien à envier à quelque autre endroit de la planète.
Alors que le monde paraît ne plus tout à fait tourner très rond, mon lac, ma forêt et ses chemins ombragés me ramènent à une réalité qui fait du bien et qui me fait dire qu’un jour, je pousserai à nouveau la porte qui est sur l’horizon des ‘un kilomètre’ pour aller me fondre dans l’univers. Cette période un peu étrange et si différente m’apprend à jouir à nouveau d’une simple respiration au bord de l’eau, de l’envol des canards sauvages et de la brume matinale qui au petit matin ouate le paysage. Dans tout cela, j’ai fini par trouver, tout près de chez moi, ce que j’avais eu la folie de vouloir trouver ailleurs…
Nicolas Messner voyage 250 jours/an depuis une vingtaine d’années. Ancien athlète de haut niveau, directeur de « Judo pour la Paix » et photographe, il a fait le tour du monde plusieurs fois. Il nous racontera ses étourdissantes escales…
Rédigé par : Nicolas Messner - http://www.nicolas-messner.com